Perceptions du corps de la femme au Liban

Dr Pamela Chrabieh
Dr. Pamela Chrabieh
(Lebanon, May 2014)
‘Being a woman’ (oil and acrylic on canvas, 2012)

Bien que les définitions de l’être femme soient diverses au Liban, il en est une qui constitue la norme et qui reste difficilement détrônable, quelles que soient les appartenances confessionnelles, politiques, socio-économiques et générationnelles : afin d’être acceptée par l’autre (individuel et collectif), de préserver son honneur et son intégrité (et l’honneur de la famille) et de réussir sa vie, la femme devrait être belle et soumise. Il s’agit ici évidemment de la réduction de l’être femme à un corps ‘beau’ selon des standards spécifiques et ‘soumis’ au père de la famille, au conjoint, aux autres femmes ayant intériorisé cette norme, à la communauté religieuse/confessionnelle qui régit le statut personnel des Libanais-es et aux dictats de la société en général.

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La femme en tant que corps beau :
« Sois belle et tais-toi », « Sois belle et tais-toi PAS », « Sois belle et vote », « Se faire belle », « Zabtilna jamelik », « Jamelo », « Chou hal 7ala hayda », « Chou m7alleye », « Chou da3fane », « Chou noss7ane, manno lebe2lik, rja3e d3afe »… A l’école, à l’université, au travail, à la télé, sur les panneaux publicitaires, sur Facebook, Instagram, et sur les pages des magazines Mondanité, al 7assna2 et al Chabaké, en amitié et en amour, il vaut mieux  pour les femmes Libanaises être belles du berceau au tombeau.

On comprend donc que le maquillage, les régimes amaigrissants, les produits antiâge, la chirurgie esthétique, le Botox, bref tout ce que l’industrie de la beauté peut proposer, se portent bien au Liban, ainsi que les activités sportives perçues en tant qu’activités ‘amaigrissantes’ (on fait le sport pour perdre du poids et paraître belle), les prêts bancaires pour se refaire une nouvelle face ou un nouveau derrière à l’appui, et le titre imbattable de ‘La Mecque de  l’esthétique’ au Moyen-Orient.

Mon analyse de la presse locale, de campagnes publicitaires et de shows télévisés, ainsi que mon observation d’une diversité de cercles mondains depuis 2006-2007 révélèrent ce qui suit:

1) Selon les défenseurs-ses de la beauté physique à tout prix, l’importance qu’on accorde aux apparences est tout sauf de la futilité puisque la beauté physique est un atout considérable dans les relations humaines (Facteur relationnel).

2) Selon ces défenseurs-ses, notre cerveau est câblé pour détecter et apprécier la beauté physique, y compris à notre insu, parce que ce mécanisme a contribué à la reproduction, donc à la survie de l’espèce humaine (Facteur biologique) – en ce sens, la beauté physique serait la garante de la survie de l’espèce libanaise;

3 La beauté physique est la garantie de la ‘complétude’ de la femme – Si la femme est laide, elle ne peut séduire ni « attraper » un mari et donc risque de rester incomplète ;

4) La beauté physique de la femme est la garantie de bons gènes – Une belle femme assurerait forcément une belle progéniture, intelligente et en bonne santé. En somme, « ce qui est beau est bien », et l’amalgame entre être (bien-être) et paraître est de rigueur. 

5) La beauté physique de la femme est la garantie de la fidélité de l’homme et de sa réussite professionnelle (Trophy Wives) ;

8) Il est question de ‘culte de la beauté’ et de sa banalisation.

9) Toute relativité (et culturalité) dans les critères de la beauté physique est remplacée par l’uniformisation (et l’universalité) – on voit ici l’influence de la psychologie évolutionniste et les critères du physical attractiveness (visage ovale, petit nez, grands yeux, traits enfantins, pommettes saillantes, symétrie…) – à l’opposé de l’approche culturelle telle celle de l’historien Georges Vigarello par exemple. La peinture et la littérature fournissent d’ailleurs des preuves évidentes de la relativité des canons de beauté selon les époques et les pays. Les femmes mursi appelées « négresses à plateau » n’ont rien pour charmer le regard de la plupart des Libanais ; les pieds de certaines Chinoises, atrophiés par des bandages, avaient, paraît-il, leur charme au regard des hommes ; les vénus hottentotes arborent des fessiers hypertrophiés très prisés des Bushmen, etc. Les canons de beauté des femmes libanaises étaient différents il y a plusieurs décennies. Actuellement, ceux-ci se résument en ce qui suit: minceur du corps mais poitrine imposante et fesses fermes à la brésilienne, cheveux longs, traits du visage fins avec lèvres charnues, sourcils tatoués…  Sans oublier le fameux ‘Hollywood Smile’.

Ces résultats ou constats rejoignent ceux d’un sondage effectué auprès de 240 de mes étudiants-es universitaires à l’USEK en 2013-2014, âgés de 18-25 ans (54% femmes, 46% hommes). En effet:

–          85% trouvent que la priorité en milieu universitaire et dans leur vie de jeunes au Liban est aux apparences physiques – avec une majorité clamant que la pression se fait plus forte pour les femmes que pour les hommes.

–          95% des étudiantes étaient d’accord pour dire qu’elles subissent continuellement le regard des autres – en famille et dans le milieu universitaire -, avec près de la majorité ayant suivi des diètes depuis leur adolescence pour maintenir un poids dit idéal.

–          40% des étudiantes révélèrent avoir subi une ou plusieurs interventions esthétiques – qualifiées ironiquement selon certains étudiants d’un “chantier ouvert” (warché maftou7a).

Je note ici que les appartenances religieuses/confessionnelles ne constituent pas un facteur qui compte puisque cette réduction de la femme à un corps ‘beau’, se retrouve au sein de toutes les communautés.

La femme en tant qu’être soumis :

L’être femme au Liban n’est pas uniquement réduit à un corps ‘beau’ mais aussi à un corps ‘soumis’, ne jouissant guère de libertés essentielles telles celles relatives à la santé, la sexualité, la reproduction… Ce corps ‘intact’, ‘vierge’, ‘couvert’, ‘docile’, ‘modeste’, ‘vertueux’, ‘chaste’, ‘fécondable’, ‘obéissant’ est garant de l’honneur de sa famille, voire de sa nation – comme avec le cas de Jackie Chamoun. Cette perception et même conviction se retrouve au sein des nouvelles générations, et ce en dépit de la prolifération de courants plus libéraux. Selon les résultats de mon sondage auprès de mes étudiants-es :

–          65% affirment que la femme devrait préserver son corps (référence à la virginité) pour le mariage, sinon celle-ci serait perçue de ‘souillée’ (bda3a fassdé = marchandise avariée).
–          60% des étudiants préfèrent que leurs conjointes (leurs futures épouses) soient putes et soumises après le mariage, 20% putes insoumises, 10% préfèrent le partenariat équitable et 10% ne se sont pas prononcés.
–          70% des étudiantes ne se voient pas en tant que putes et soumises (dans le présent ou en tant que futures épouses), mais une majorité de ces 70% ne sont pas nécessairement pour un partenariat équitable au sein du couple et sont convaincues que l’homme devrait être la tête de la famille.

Le corps de la femme au Liban constitue, dans la plupart des milieux et des cas,  un objet de marchandage (vente de la fille par son père à son époux – la dot ; prix élevé donné à la virginité ; certificats de virginité ; prostitution, pornographie,  marchandage publicitaire et médiatique). Ce corps est la propriété de l’époux (obligation en matière de rapports sexuels, non-criminalisation du viol marital). Plus que simple objet de désir, la femme devient un bout de viande que l’on peut trancher (comme le montre l’artiste Fatima Mortada à travers ses œuvres picturales) – d’où le lien avec cette fameuse ‘bda3a fassdé’ (marchandise avariée).

La femme ‘soumise’ car sa vie est décidée par d’autres, hormis quelques exceptions. Elle n’est pas citoyenne égale à l’homme en droits, opportunités et responsabilités. Elle est une propriété publique et privée, et une citoyenne de seconde catégorie, une non-citoyenne, une intouchable, une paria ou une dalit (référence à la non-caste en Inde). Elle se fait harceler sexuellement et est tenue responsable du viol dont elle est victime. Elle est enfermée dans des rôles spécifiques : l’épouse (docile évidemment), la mère (avec une prime sine qua non si mère de garçons : le summum de son épanouissement, de sa « complétude »), la parfaite femme au foyer, et si carriériste, celle-ci est tenue responsable du démembrement de sa famille et de la mauvaise éducation de ses enfants, et enfin la pute. Une femme valorisée pour ce qu’elle devrait être et non pour ce qu’elle est ou aimerait être.

LES CAUSES ?

Le système et la mentalité du Patriarcat, lesquels instaurent des rapports de domination et d’oppression hiérarchique en société, entre hommes, entre femmes, entre hommes et femmes, et entre les divers genres de l’espèce humaine ; un système et une mentalité qui instaurent la conformité, clé de l’acceptation sociale : la valeur d’une femme augmente en fonction de sa conformité croissante aux normes patriarcales et les stéréotypes du genre. La tendance générale est d’ailleurs à la destruction ou la stigmatisation de la brebis galeuse laquelle constitue un danger au système établi, au pouvoir en place. En effet, le surplus et l’ardeur sexuelle sont considérés comme stigmates négatifs pour les femmes – il est plus souhaitable d’appartenir aux catégories des maigres et des chastes avant le mariage que celles des grosses et des femmes aux ‘mœurs légères’ qui seraient ‘incontrôlables’.

Les interprétations religieuses monothéistes conservatrices ajoutent le bois au feu : notamment lorsque celles-ci présentent l’homme plus raisonnable que la femme et donc apte à être le leader du foyer et de la société, même si homme et femme sont égaux devant Dieu et que l’homme, conducteur de la voiture, ne devrait devenir le maître de celle-ci mais au service des autres pour les mener à bon port. En Islam, bien qu’il existe des visions libératrices, n’obligeant pas la femme à porter le Hijab, dénonçant la maltraitance physique et psychologique de la femme au sein du foyer, se rivant contre l’injustice en matière d’héritage, décourageant la polygamie, jugeant hommes et femmes de la même manière pour adultère (coups de fouets ‘symboliques’), etc. les interprétations conservatrices sont beaucoup plus répandues.

En psychanalyse, une autre explication est avancée : les perturbations de l’image du corps – hébéphrénie où l’image du corps reste l’image d’un corps morcelé et où l’on peut même assister à certaines mutilations ; timidité (la personne timide est angoissée par son corps et croit que l’autre le voit tel qu’il est. Cette personne se résigne donc à se voir par les yeux des autres – elle dépend du regard d’autrui) ; dysmorphophobie (lorsque la personne atteinte croit que son corps est difforme (grosseur ou maigreur, taille, aspect disgracieux du visage…)…

En psychologie sociale, le male gaze est pointé du doigt ou le regard intrusif et objectivant des hommes.
LES CONSEQUENCES ?

Des femmes qui s’auto-objectivent – qui adoptent un regard extérieur sur leur propre corps -, qui entretiennent un rapport tortueux avec leur corps, qui se sentent dépossédées, insécurisées, dégoûtées et impures, qui arrivent à s’automutiler, se haïr, se laisser violenter, user et abuser, à être indifférentes, comateuses et léthargiques ; des femmes dont les capacités mentales et l’estime de soi diminuent ; des femmes en grande fragilité narcissique, qui ont peur du jugement social et de sa dictature et qui les ont introjectés.

Certaines réagissent en utilisant leur corps comme étendard – cf la campagne en ligne Strip for Jackie. Certes, dans ce cas, on peut voir à priori une affirmation des femmes à prendre en main leur émancipation, à être actrices de leur affranchissement plutôt que victimes, à travers la libération de leur corps. On a constaté le même phénomène sur la toile de femmes dévoilées ou dénudées en Tunisie, Syrie, Egypte et Iran. Le corps nu/dénudé exprimerait le pacifisme du combat politique car il ne porte pour seule arme que le message qu’il arbore. Cette pratique n’est pas nouvelle ailleurs comme aux Etats-Unis et en France dans les années 60 du siècle dernier ou plus récemment avec FEMEN, mouvement originaire d’Ukraine, avec « la journée internationale du djihad seins nus » en réaction aux menaces reçues par Amina Tyler, militante tunisienne, pour avoir posté des photos d’elle seins nus sur Facebook. Avec des slogans comme “La nudité, c’est la liberté” et des déclarations du type : “Les manifestations seins nus sont l’étendard de la résistance des femmes, le symbole du fait que la femme obtient ses droits par son propre corps”, Femen proclame que le fait d’enlever ses vêtements en public est le meilleur moyen de faire prendre conscience des droits des femmes et que tous les autres sont insuffisants et, de toute façon, voués à l’échec.

Certaines suggèrent de trouver l’équilibre entre assez montrer et ne pas trop montrer. Mais l’obsession des uns de voiler les femmes n’aurait d’égale que l’obsession des autres de les dénuder ou de trouver cet équilibre. Il s’agit de formes symétriques de la même négation des femmes : l’une veut que celles-ci attisent le désir des hommes tout le temps, tandis que l’autre leur interdit de le provoquer, et la troisième propose une attitude médiane. Et dans les trois cas, le référent est le désir des hommes, non celui des femmes, ou un désir en dialogue. Au Liban, le corps de la femme reste une préoccupation permanente, la femme est continuellement ramenée à un statut de corps, de corps à juger individuellement et collectivement, en privé et en public. Le corps de la femme n’est pas encore un corps à soi et pour soi.

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En conclusion

Tant que le narcissisme du paraître est valorisé aux dépens de celui de l’être, tant que le paraître est dit l’équivalent de l’être, tant que les perceptions restent fragmentées et que la femme au Liban n’est pas considérée en son entièreté, en tant qu’être humain et que citoyenne égale à l’homme, tant que celle-ci reste déshumanisée et donc utilisable, objet non sujet, on ne peut parler de véritable avancée des droits des femmes, ni de développement positif de la société libanaise qui s’auto-mutile de sa moitié. Tant que les systèmes et mentalités fonctionnent en mode ‘dominant/dominé’ (patriarcat, confessionnalisme, néo-féodalisme…), les lois qui en émanent ne pourraient apporter le changement souhaité par tant de féministes et d’humanistes.

A mon avis, nous avons besoin au Liban de la création et la dissémination d’une culture holistique, qui traiterait la femme et tout citoyen libanais d’être « entier ». Nous avons besoin de déconstruire la fragmentation et donc la violence qui en découle et reconstruire des savoirs et pratiques d’unité dans la diversité, gérant d’une meilleure manière la relation du paraître à l’être, et incluant la diversité des libertés individuelles, des libertés de choix, notamment le choix de disposer tant de son corps que de sa pensée, le choix des alternatives face à la conformité et l’uniformité, le choix de ce qui nous échappe et de ce qui reste encore à faire advenir.

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Passages de ma conférence présentée à l’Université Antonine le 12 mai 2014.

Dr. Pamela Chrabieh
(Antonine University, Conference, Women Bodies’ Perceptions in Lebanon, 12-05-2014)

 
Dr. Pamela Chrabieh
Antonine University, Lebanon
Conference
12-05-2014

 

Dr. Pamela Chrabieh
Université Antonine, Mai 2014

 
Dr. Pamela Chrabieh, Université Antonine, Mai 2014

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